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Blasted / 4.48 Psychosis

@ visuel du spectacle

Textes Sarah Kane – Mise en scène et scénographie Christian Benedetti, au Théâtre-Studio d’Alfortville.

Ces deux pièces sont présentées séparément ou en diptyque et portent toutes deux la même violence, dans des registres différents.

Blasted, en français Anéantis, écrite en 1995 et créée au Royal Court Theatre de Londres la même année est la première des deux dans la présentation du diptyque. Elle met en scène un couple d’anciens amants dont l’âge de l’un, Ian, 45 ans, journaliste, est égal au double de l’âge de l’autre, Cate, 21 ans, qui vit chez sa mère, a un frère qui fréquente l’hôpital de jour et cherche du travail. Ian avait cessé de donner des nouvelles, ils se retrouvent dans une chambre d’hôtel luxueuse, pour s’expliquer, essayer de s’aimer, s’agresser. « Ils ont dit que tu étais dangereuse. Alors j’ai arrêté. Je ne voulais pas que tu sois en danger. Mais il fallait que je t’appelle encore, ça me manquait. Maintenant je fais le boulot le vrai. Je suis un tueur. » Consommateur invétéré de gin et fumeur à outrance, ses jours sont comptés. Armé, il semble toujours sur le qui-vive et se révèle plus violent que tendre. La femme est fragile, enfantine, se met à bégayer quand elle se sent traquée et s’évanouit fréquemment. « Je suis là pour la nuit » dit-elle. Le jeu subtil consiste à déstabiliser l’autre et le rapport de force est constant, sous couvert de sexe et de sang. Provocation, agression, insultes, rapports sexuels forcés, propos racistes, enfermement physique comme moral, tout y est, et le langage est direct et cru.

L’intrusion d’un soldat dans la chambre (Yuriy Zavalnyouk, maquillé de noir) change la donne et oriente la pièce autrement. La ville est assiégée. Alors que Cate est enfermée dans la salle de bains, dans un climat de tension extrême les deux hommes se jaugent avant que l’hôtel ne soit frappé d’un mortier. Le soldat vante ses meurtres dans une surenchère de récits et sous nos yeux poursuit ses exploits en violant l’homme, avant de lui arracher les yeux et de se faire « brûler la cervelle. » Cate réapparaît, un bébé dans les bras, une femme le lui aurait déposé, dit-elle. Ses gestes sont maternels, mais privé de nourriture l’enfant meurt. Elle l’enterre avec soin, lui fabrique même une croix mais Ian avant de mourir ira jusqu’au bout de la barbarie, de la destruction et de l’autodestruction jusqu’à l’acte ultime d’anthropophagie. Dans ce huis clos étouffant, les trois acteurs portent bien leurs personnages et Marion Tremontels dans le rôle de Cate donne de la fraîcheur. La mise en scène de Christian Benedetti – qui habite aussi le rôle de Ian et transmet sa violence – suit pas à pas le texte et les didascalies de Sarah Kane. La pièce est d’une grande violence, le traitement est rude pour le spectateur qui demande grâce. Pause.

La seconde pièce du diptyque, 4.48 Psychosis n’est pas non plus de tout repos. C’est le compte à rebours avant passage à l’acte de Sarah Kane, elle, l’auteur, écorchée vive non pas le personnage. Derrière la théâtralité c’est le récit des dernières heures et ultimes minutes de la vie de cette jeune femme de vingt-huit ans qui avait décidé d’en finir – elle se suicide en 1999 -. « Regardez-moi disparaître » dit-elle. Observations et obsessions, espérances, récurrences, énonciation de mots vidés de sens, de conseils et conversations mille fois entendus. « Symptômes : ne mange pas, ne dort pas, ne parle pas, aucune pulsion sexuelle, désespérée, veut mourir. Diagnostic : chagrin pathologique. » C’est écrit comme un poème avec l’encre de son désespoir. L’actrice (Hélène Viviès) est face au public, sur un étroit praticable en pente douce. Elle porte le texte avec intensité. A peine un geste parfois esquivé, vite refermé. Rien d’autre. Tout semble vain. « Après 4h48 je ne parlerai plus. Je suis arrivée à la fin de cette effrayante de cette répugnante histoire d’une conscience internée dans une carcasse étrangère et crétinisée par l’esprit malveillant de la majorité morale. » La langue traduite de Sarah Kane et le style de ses textes enchevêtrent la vie et la mise en abyme jusqu’à la mort.

Brigitte Rémer, le 12 février 2017

Avec, dans Blasted : Christian Benedetti (Ian) – Marion Tremontels (Cate) – Yuriy Zavalnyouk (le soldat). Dans 4.48 Psychosis : Hélène Viviès – Mise en scène et scénographie Christian Benedetti – Assistante à la mise en scène Gaëlle Hermant – Lumière Dominique Fortin – Construction : Erik Denhartog et Antonio Rodriguez – Costumière et habilleuse Lucile Capuçon – Régisseur général Cyril Chardonnet.

Du 24 janvier au 25 février 2017, pièces présentées en alternance : Blasted les lundi, mercredi et vendredi, 4.48 Psychosis les mardi et jeudi – En diptyque le samedi à 19h et 22h – Théâtre Studio d’Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, Alfortville – Métro : Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort – Tél. : 01 43 76 86 56 – www.tskane.com – Les pièces de Sarh Kane sont publiées aux éditions de L’Arche. Blasted est traduit de l’anglais par Lucien Marchal, 4.48 Psychosis par Evelyne Pieiller

Phèdre(s)

 © Pascal Victor

© Pascal Victor

Création à l’Odéon Théâtre de l’Europe – Textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et John Maxwell Coetzee – Adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski, avec Isabelle Huppert-Phèdre, Andrzej Chyra-Hippolyte 2.

Le mythe de Phèdre vient de très loin. Il remonte le temps depuis Euripide cinq siècles avant JC. L’auteur grec produisit deux pièces, Hippolyte voilé, document aujourd’hui perdu et Hippolyte porte-couronne. Sénèque, au premier siècle après JC, écrivit Phèdre. Plus près de nous et bien connus, les cinq actes de Racine joués pour la première fois sous le titre Phèdre et Hippolyte en 1677, dont il nous est donné d’entendre quelques vers, à la fin du spectacle.

Dans la mythologie grecque, Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé troisième gardien de l’enfer, demi-sœur du Minotaure et épouse de Thésée, roi d’Athènes. Pour se venger d’Hippolyte – fils de Thésée et d’une reine des Amazones – qui lui avait préféré Artémis, Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité, précipite Phèdre dans ses bras.

Partant de cette mythologie, Krzysztof Warlikowski a choisi de traiter Phèdre(s) au pluriel en rassemblant des textes de différente nature et donnant à l’héroïne plusieurs visages à partir d’une seule et même actrice. Isabelle Huppert, mythique elle aussi, se donne à corps perdu à ses personnages kaléidoscopiques, femmes fatales et de la transgression, et accepte avec courage tous les risques, y compris celui de la démythification.

La première séquence met en espace et en images le texte de Wajdi Mouawad, Une Chienne, écrit à la demande de Krzysztof Warlikowski. Tous deux ont créé des liens et collaborent depuis 2009. Mouawad place l’action « dans un night-club de la péninsule arabique. » Le spectacle s’ouvre sur une chanson écrite pour la grande Oum Khalsoum, Al-Atlal/Les Ruines, merveilleusement interprétée par Norah Krief – qui tient aussi le rôle d’Oenone – accompagnée d’un guitariste : « Jamais je ne t’oublierai, tu m’as enivrée… Y a-t-il éclair semblable à celui de tes yeux ?» Une danseuse mi-orientale mi-crazy horse glisse à la manière d’un serpent, ou d’une sirène. Est-ce Ishtar, déesse astrale de l’amour et de la guerre, ou la « Vierge-immaculée-miraculée » dont parle Mouawad ? Hippolyte se refuse : « Tu mérites tout mon amour. Mais mon cœur est fermé. Une clef est perdue. Autant traîner dans la forêt à la recherche de clairières inconnues. » Pourtant l’assaut donné par Phèdre aura raison de lui, et plus tard, d’elle : « Midi. Soleil écrasant. Le sang est partout. Phèdre arrache le drap souillé de son lit… Du drap, elle fait un nœud coulant. Elle va dehors, attache le drap en haut de l’embrasure de la porte. Monte sur une chaise, passe le nœud autour du cou. Le soleil semble la regarder en face. » Premier suicide. Wajdi Mouawad a construit son texte en cinq chapitres, portant pour titres : Beauté, Cruauté, Innocence, Pureté et Réalité. Aphrodite et Phèdre s’y superposent, comme les images sur grand écran qui brouillent les pistes, vacillent et se démultiplient, augmentant ainsi l’effet d’illusion.

La seconde séquence repose sur L’Amour de Phèdre, de Sarah Kane, pièce écrite en 1996, qui se développe en huit scènes. La jeune dramaturge britannique à la courte vie a traité avec violence et âpreté, de passion et de sexualité. L’action tourne autour d’un Hippolyte à la fierté pudique et sauvage, qui « assis dans une chambre plongée dans la pénombre, regarde la télévision. » Phèdre et un médecin l’observent. Puis Phèdre dialogue avec sa fille, Strophe, et se raconte : « Impossible d’éteindre ça. Impossible de l’étouffer. Impossible. Me réveille avec, ça me brûle. Me dis que je vais me fendre de bas en haut tellement je le désire. » Le tête à tête entre Hippolyte et Phèdre est des plus crus et sur les raisons de cet amour, Phèdre lui répond, provocante : « Tu es difficile, caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traines dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore. » Elle apprend, par Hippolyte, sa liaison avec Strophe. Seconde pendaison d’une Phèdre victime de ses pulsions, comme Sarah Kane le fit elle-même à l’âge de vingt-huit ans. Mort de Strophe. Tête à tête père-fils, entre Hippolyte en prison et Thésée face à la mort de Phèdre.

La troisième séquence est écrite par John Maxwel Coetzee, romancier né en Afrique du sud, Prix Nobel de littérature en 2003, qui s’interroge sur l’ambiguïté et sur la violence. Il met en jeu une intellectuelle extravagante et caricaturale, Elisabeth Costello, parlant de ses recherches sur Eros et des rapports entre mortels et immortels. L’interview prend des dimensions singulières, la fantasque chercheuse – Phèdre numéro trois – y donne ses prédictions et sa vision de l’Armaguedon, lieu symbolique du combat entre le Bien et le Mal.

Ces trois séquences se fondent les unes dans les autres, sans rupture et la scénographie leur sert de trait-d’union. Les personnages évoluent dans une grande pièce nue et claire, celle d’un palace, d’un bordel ou d’un lieu de torture tapissée de grands miroirs et d’écrans panoramiques. Au fond, le pommeau d’une douche dont l’eau, à certains moments, lave ou purifie, côté jardin un lavabo, espaces pour le geste, récurrent, de la pendaison. Deux ventilateurs tombent des cintres puis remontent, ajoutant à la notion de lourdeur et d’enfermement. Une chambre mobile, aux parois de verre, laisse voir par sa transparence les actes de transgression, puis la mort, ainsi Thésée, devant le corps inerte de Phèdre – qui, par un jeu de dédoublement raconte sa propre absence – viole le cadavre ; cynisme et violence sont au rendez-vous.

Krzysztof Warlikowski est un familier de l’Odéon, il y est venu en 2007 avec Krum, d’Hanokh Levin, puis en 2010 pour la création de Un Tramway, d’après Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams dans lequel Wajdi Mouawad était co-adaptateur et Isabelle Huppert interprète. En 2011, le metteur en scène présentait Koniec/La Fin, d’après Kafka, Koltès et Coetzee. Il tourne actuellement son spectacle Les Français, réalisé à partir d’un travail sur Proust. Après avoir étudié la philosophie et l’histoire à Cracovie, Warlikowski s’intéresse au théâtre grec et à la mise en scène. Assistant de Peter Brook et de Krystian Lupa, il met en scène l’opéra autant que le théâtre et s’est attaqué aux grands auteurs, de Shakespeare à Mishima et de Dostoievski à Koltès, ainsi qu’aux grands compositeurs, de Wagner à Penderecki et de Verdi à Richard Strauss. C’est une tête chercheuse qui expérimente de nouveaux langages, table sur les complicités artistiques et crée de nouvelles aventures théâtrales. Sa passion pour l’image est une des voies qu’il explore. Pas une séquence de Phèdre(s) qui n’ait, dans un angle, un écran, un moniteur ou une caméra qui renvoient quelques images, petites et grandes comme autant d’écritures au plateau, ou qui tiennent lieu de référence. Quand enfin apparaissent les images de Théorème, film de Pasolini tourné en 1969, on comprend qu’il fit scandale, les Phèdre(s), l’antique comme la moderne ont ce même relent de transgression et de blasphème. Le tragique est là, brutal, violent et excessif, porté par d’excellents acteurs, dont le couple Huppert/Chyra, et par la réverbération des images en miroir sortant d’une machinerie sophistiquée, et fascinante.

Brigitte Rémer, 23 mars 2016

Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero – dramaturgie Piotr Gruszczyński – décor et costumes Małgorzata Szcześniak – lumière Felice Ross – musique Paweł Mykietyn – vidéo Denis Guéguin – chorégraphie Claude Bardouil – maquillages et coiffures Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo

Du 17 mars au 15 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. Paris 6ème – En tournée, en 2016 : 27 au 29 mai, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale – 9 au 18 juin, Barbican London & LIFT – 26 et 27 novembre, Grand Théâtre du Luxembourg – 9 au 11 décembre, Théâtre de Liège (Belgique).